Delirium tremens

Plic ! Plouc… Plok !
Un autre caillou… Des vaguelettes parfaitement circulaires se forment à chaque impact, s’éloignent puis meurent en rejoignant la rive.
Assis sur un vieux rocher, Isamu jetait des cailloux distraitement, perdu dans ses pensées. Le spectacle simple de la nature lui convenait alors.

Plouc ! Flac ! PLOUF !!
Tiens… Là c’est une pierre un peu plus grosse… Point de vaguelettes, mais des circonvolutions chaotiques qui chahutaient la surface limpide.
Un sourire…

Presque inconsciemment, le jeteur de cailloux songea :
*Etrange ce rocher, vraiment… Il est… très confortable. Pas de sensation de dureté ni de fraîcheur, il n’est pas rugueux. Presque... moelleux. Tendre, doux comme la peau d’un nouveau-né.*
Les mains parcoururent la surface rugueuse, mais elle n’était pas rugueuse.
Les yeux se baissèrent pour comprendre… le rocher s’était transformé en nuage d’un blanc cotonneux. Intrigué, Isamu plongea un doigt dans la masse éthérée, puis la main, enchanté par les sensations nouvelles qu’offrait ce corps mi-gazeux, mi-solide.
Le sourire se transforma en rire, soulignés par les yeux innocents d’un enfant découvrant le monde… puis se mua en masque de stupéfaction.
Il tomba.

Une chute brutale, interminable, accompagnée des plus sombres ténèbres. Un froid glacial le figea comme un pantin désormais impuissant, dans l’attente d’un épilogue sans doute douloureux.
Le choc fut extrême, à démembrer n’importe quel mammifère. Le corps de notre ami venait de heurter de plein fouet la surface d’un lac souterrain, poursuivant sa course dans les profondeurs de ce dernier.

Mais l’improbable se produit.
Isamu, toujours conscient. Isamu, remuant bras, jambes, luttant pour regagner l’oxygène. Isamu ouvrant enfin la bouche pour emplir ses poumons d’air.
Il regagna la terre ferme tant bien que mal, engourdi par le choc et la température polaire. Les murs de la caverne étaient éclairés par une timide lueur rouge sombre. Un peu plus loin, notre ami aperçu une entrée creusée à même la roche, où les stalactites et stalagmites se rejoignaient, et où la lumière semblait s’intensifier.
*Lève-toi, noble guerrier…*
Ces mots résonnèrent dans l’esprit de l’aventurier des profondeurs. Se levant péniblement, il s’approcha, créature hébétée, vers la sortie. La vie revenait peu à peu, offrant à nouveau des sensations à son corps meurtri… pour le meilleur comme pour le pire.
Un couloir s’étendait devant Isamu, dont l’issue était pour l’instant invisible, mais la lumière devenait plus forte… et… il y avait autre chose. Cette dernière semblait varier au rythme d’une lente pulsation, comme le flux et reflux d’une marrée lumineuse.
*Paix et sérénité ... Approche, j’ai de nombreuses réponses pour toi… si tu le souhaites.*
A mesure de sa progression dans ce couloir, le jeune vampire ressentait un bien-être croissant, semblant promettre in fine une plénitude totale.
Puis Isamu cessa de voir réellement, le décor devint flou et psychédélique. Il continua de marcher toujours vers cette source de bonheur. Soudain, des cantiques s’élevèrent, mélodie pure et sacrée chantée par mille voix parfaites. Le son puissant et majestueux d’un orgue accompagna bientôt ces voix, résonnant dans la tête de l’aventurier.
A ce moment précis, Isamu n’était plus un homme, ni même le vampire qu’il était devenu, détenteur d’une perception inhumaine, hypertrophiée. Il n’était que conscience, compréhension et sagesse, assurance et détermination.

Puis il vit à nouveau. Et ses autres sens reprirent du service.
Il fut presque assommé par la chaleur environnante, l’air était suffoquant, chargé de vapeurs et de gaz.
Il était arrivé au bout du couloir. Devant lui d’étendait une large et haute cavité, tout de rouge éclairée par ce qui semblait être un étang de feu liquide. Du paradis, Isamu était descendu près des flammes de l’enfer. Et, fait incompréhensible, la chaleur, insoutenable pour quelque être humain, aurait dû carboniser sans sommation le vampire qu’il était, particulièrement sensible aux radiations et à la chaleur.
Au travers des jets de fumée et de l’air déformé par la chaleur, un mouvement attira son regard. Une forme semblait déformer la surface du magma incandescent.
La forme se mouva, puis se dressa. Incroyable vision d’un humanoïde mesurant plus de huit pieds, constitué d’un étrange mélange de feu et de fumée, émergeant avec lenteur. La tête était surmontée de deux robustes cornes, deux orbites d’un noir insondable faisaient office d’yeux. L’énergie se dégageant de cette créature était palpable, et Isamu évitait à présent avec soin de croiser à nouveau ce regard abyssal, de peur de perdre tout contrôle.
Plus bas, il vit une langue de feu jaune vif jaillir du bras gauche du démon de feu, dans un sifflement ininterrompu, formant une épée contre laquelle les armes communes étaient impuissantes.

Point de cantiques, ni d’orgue envoûtant, l’heure était au rire grave et sombre émis par la créature. De la moquerie et de la condescendance teintaient ce ricanement.
Isamu avait été dupé par le malin.
« Ne sois pas si prompt à émettre un jugement, mon jeune et sauvage vampire. Tes années sont des millénaires pour moi. »
Chose improbable, le discours de cet être qui respirait le maléfice quelques secondes plus tôt opérait son charme.
« Je vois dans ton esprit l’espoir de grandes réalisations. Je sais également que tu as de profondes convictions. Justice, loyauté… Je puis te dire que ce que tu nommes « valeurs » sont en réalité des illusions qui vont à contre courant de notre monde sauvage. »
Une pause. Les flammes léchaient avec une vigueur sans cesse renouvelée cette incarnation enflammée.
« Je peux t’enseigner ce que tu mettrais des siècles à comprendre. Je peux t’apporter la puissance nécessaire à tes rêves de grandeur…………. »
Il continua encore. Isamu pris sa tête entre ses mains, serrant sa boîte crânienne comme un étau. Rien n’y fit. En un geste de désespoir, il contracta son pouce droit et l’enfonça d'un geste sec dans l’œil droit.
Juste après l’océan de douleur, Isamu se senti aspiré vers les hauteurs, dépassant le décor sombre et volcanique de la grotte, puis les montagnes, perçant les nuages… Il atteint bientôt une étrange destination.